T… de chien

Horizon pluriel n°39 /

Anne Laurent

Je m’appelle Redsocks, je suis un petit chien tout mignon. Quatre pattes qui courent vite, une tache brune sur l’œil gauche et des oreilles qui sautillent. Ces dernières semaines, ma vie est devenue un enfer. Mon maître a eu la belle idée de me traîner à une manifestation qu’il affectionne particulièrement : un colloque sur « l’appropriation de leur espace par nos compagnons à quatre pattes ou comment la question du territoire peut occasionner une perte de repère pour nos amies les bêtes ». Déjà en lisant le titre, je me suis tâté. Obéir ou fuir… Mais bon, je suis un gentil chien et mon maître a l’air si soucieux de mon bien-être.

Le matin du colloque, mon maître me fait une papouille sur la tête et me dit gentiment : « Aujourd’hui on va te faire beau, nous allons à un colloque ».

Il pensait que je n’étais pas au courant, mais il avait laissé traîner la plaquette sur la table du salon… En chemin, il me dit d’un air détaché : « Tu sais Redsocks, la question du territoire, c’est important pour toi. Ce n’est jamais simple de trouver sa place, de délimiter son espace de vie, de promenade, de socialisation… »

Non mais je rêve ! De quoi il me parle ? Je suis un petit chien tout mignon, mais je ne suis pas bête. Mon territoire, je sais très bien comment le délimiter. Quelques arbres, une petite promenade au clair de lune et le tour est joué. Mon territoire, c’est moi qui décide quelles en sont les frontières. Moi qui décide quand aboyer lorsque le bouledogue du voisin qui tire la tronche tente de poser une patte au pied de MON platane. Moi qui décide quand et comment j’accueille mes potes pour une soirée croquettes…

Enfin ça c’est ce que je croyais… Jusqu’à ce que mon maitre m’encourage à participer à deux ateliers : 

  • « Territoire de vie, territoire de promenade : quand les frontières se superposent »
  • « Territorialisation des espaces et mobilité chez les fox terriers, ou comment concilier son panier, son désir de liberté et la longueur de ses pattes »

En lisant le résumé, j’ai compris que ma vie était en fait très compliquée. A la maison, j’ai mon panier, mais j’ai envie de voir plus loin que le bout de ma truffe et je rêve de grands espaces. Mais j’ai des petites pattes, donc mon espace se limite à deux rues derrière chez moi, alors que le lévrier du 12 peut aller jusqu’au lac. J’ai découvert le terme d’inégalités territoriales de promenade ; les ITP. Ces inégalités sont liées à plein de facteurs : la longueur de mes pattes, la longueur de ma laisse, l’éducation que me donne mon maître, le nombre de camions qui passent dans ma rue… J’en ai eu les poils tout hérissés !

Autant vous dire que cette journée m’a rendu fou ! Mon humeur a empiré de retour à la maison, quand mon maître a créé une coordination territoriale avec les voisins propriétaires de chiens. Tout ça parce que quelqu’un lui a expliqué que ce serait vraiment chouette de nous retrouver autour de projets communs, d’articuler nos horaires de promenade pour concilier notre territoire de vie et celui des humains, de définir ensemble l’espace le plus approprié pour nous installer un bac à sable.

Mon maître m’oblige à aller tous les mercredis soir à la réunion de la CPTS – Coordination Pour Toutous Socialisés

Résultat, depuis cette manifestation : 

  • mon maître m’oblige à aller tous les mercredis soir à la réunion de la CPTS – Coordination Pour Toutous Socialisés ;
  • je me suis retrouvé dans un diagnostic en marchant pour identifier la meilleure implantation de notre bac à sable : ni trop près des enfants, ni trop loin de nos maisons respectives… un accident est si vite arrivé ! Donc chacun son territoire et plus de point de rencontre. Finis les guilis des gosses qui me trouvent si chou ! Et tout ça parce qu’un fonctionnaire zélé a inventé le territoire zéro crotte de chien ! 
  • je ne peux plus aboyer quand le bouledogue qui fait la tronche passe une patte sur mon territoire. Paraît que c’est plus dans l’air du temps d’aboyer quand on marche sur tes plates bandes… Faut coopérer !

Depuis que je me promène dans un territoire imposé, je déprime, j’ai la truffe sèche et la queue basse, je n’ose plus bouger une oreille… Et le pire c’est que j’ai entendu mon maître dire : « Redsocks n’a pas le moral, mais c’est normal, nous vivons dans un désert vétérinaire depuis la territorialisation de l’offre de soins et le premier praticien est à 50 kms ». Rendez-moi simplement mes platanes ! Mon territoire, je me le fabriquerai moi-même, à l’ancienne !

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