Faire bouger ou promouvoir la santé par l’activité physique
Horizon pluriel n°37 /
Claire Perrin, sociologue, professeure à l’université Claude Bernard à Lyon, membre du L-ViS1, présidente de l’institut de Recherche collaborative sur l’activité physique et la promotion de la santé (ReCAPPS)
Pratiquer une activité physique régulière est bénéfique pour la santé, quel que soit l’âge, le sexe et l’état de santé. La sédentarité, reconnue comme une cause de mortalité évitable, fait aujourd’hui l’objet de politiques publiques spécifiques (Perrin et al. 2021)2. Pour autant, la pratique d’activités physiques sportives ou artistiques peine à se développer, en particulier au sein des groupes sociaux les moins favorisés. Pour la majorité des citoyens, les injonctions au mouvement diffusées par les messages de santé publique ne semblent pas véritablement opérer.
Cet article interroge l’approche de l’activité physique ainsi que les
modalités d’intervention retenues pour favoriser la mise en mouvement des populations inactives. S’agit-il de les faire bouger par le biais d’une animation ou d’un coaching pour agir directement sur la santé ? Ou bien s’agit-il de développer les pouvoirs à ressentir, agir et interagir dans les activités physiques ou sportives par une éducation physique qui agit sur les dimensions biopsychosociales de la santé et construit les possibilités d’un engagement individuel ?
Corps, culture et éducation
Les usages sociaux du corps s’appuient sur des schèmes culturels
intériorisés par les individus d’un même groupe social. Les activités
physiques et sportives, les pratiques alimentaires et l’ensemble des
pratiques de santé relèvent ainsi de manières d’être, de penser, de ressentir et d’agir avec son corps qui sont assimilées dès le plus jeune âge.
Des liens très étroits entre pratiques alimentaires et pratiques esthétiques ont par exemple été étudiés par Boltanski (1971)3. De fortes relations d’affinité ont été mises en lumière entre pratiques physiques et sportives et pratiques de santé dans mes propres travaux (Perrin, 1993, 2002)4. Vouloir changer l’une de ces pratiques consiste finalement à faire évoluer le rapport au corps en engageant un processus de « contre-socialisation » qui relève d’un véritable défi éducatif : produire une conversion de la culture physique dans le cadre d’un projet qui prend sens pour l’individu.
Le langage n’est alors pas
seulement porté par les mots,
mais par les mouvements
du corps, ses postures,
l’engagement physique envers
le monde et autrui.
Pour Marcel Mauss5, les « techniques du corps », sont un construit
social qui participe à l’introduction de l’individu dans la société. La maîtrise du corps et de sa technicité devient d’ailleurs un véritable enjeu de pouvoir dans la définition des statuts sociaux. Le corps apparaît ainsi comme la porte étroite par laquelle se révèle une part essentielle du lien social. Le langage n’est alors pas seulement
porté par les mots, mais par les mouvements du corps, ses postures,
l’engagement physique envers le monde et autrui.
Des comportements de santé aux pratiques culturelles
La sociologie du corps et du sport interroge ainsi le processus de naturalisation des activités sportives réduites à un comportement de santé, voire à des médicaments dont les effets et la posologie peuvent être classifiés dans un Vidal du sport. Tout semble alors se passer comme si les activités physiques étaient porteuses de bénéfices de santé intrinsèques, indépendamment des formes et des conditions de leur pratique, comme des modalités de l’intervention pédagogique, et indépendamment des techniques, des savoirs et du ressenti de celui qui les pratique.
Les activités physiques, sportives ou artistiques sauraient-elles être considérées comme des comportements qu’on adopte rationnellement ou auxquels on se soumet par l’intermédiaire d’un coach au nom de la santé ? Ce sont des pratiques culturelles qui s’ancrent dans des techniques du corps. Ces pratiques ont des significations sociales et sont marquées par d’importantes inégalités sociales. Le gradient social qui s’exprime dans les pratiques sportives fait d’ailleurs miroir à celui qui se révèle dans la prévalence des maladies chroniques. Les données montrent que plus un individu est socialement favorisé, plus son style de vie est actif, plus il pratique des activités physiques sportives ou artistiques et moins il est confronté à des problèmes de santé.
Il existe bien entendu d’autres caractéristiques de stratification sociale, comme par exemple le genre (les femmes étant globalement moins actives que les hommes), ou les incapacités (le taux de pratique des personnes en situation de handicap étant moindre). Mais, dans les deux cas, le phénomène observé est davantage marqué dans les milieux défavorisés. C’est ce que les sociologues qualifient d’intersectionnalité, les formes d’inégalités, voire de discrimination, n’étant pas indépendantes, mais liées entre elles.
Animation, coaching ou enseignement vers un développement durable
Les interventions des éducateurs sportifs sont encore souvent structurées sur le modèle du coach qui impose des exercices dans le cadre d’un programme d’entraînement, les montre et les corrige pour améliorer technique et performance. Mais quels peuvent-être les effets d’une telle intervention auprès de personnes non socialisées aux pratiques physiques et sportives ? Une rhétorique sur les bénéfices de santé suffit-elle pour leur permettre de construire du sens ?
Face à la puissance de la socialisation primaire, une intervention éducative visant dans ce cas une conversion du rapport au corps pour un engagement dans une pratique physique régulière, supposerait un véritable enseignement inscrit dans la durée. Il s’agit en effet de construire des techniques du corps adaptées aux possibilités de chacun, d’identifier les effets de la pratique sur soi-même et de les associer à un bénéfice (plaisir, bien être, progrès, santé…), enfin de développer du goût pour ces effets. C’est à cette condition que l’individu pourra découvrir son pouvoir d’auto-transformation au sein d’une pratique physique dont il a acquis les techniques, et qu’il pourra donner leur donner un sens.
Si la promotion de la santé par l’activité physique vise l’empowerment, il semble essentiel qu’elle réfléchisse plus avant au modèle de mise en mouvement des publics : garantir le développement de capabilités par un enseignement visant un développement durable, plutôt que de miser sur de la simple animation sportive ou sur le coaching. Ne s’agit-il pas là d’un enjeu essentiel pour la promotion de la santé si elle ne veut pas se laisser réduire à une promotion de l’activité physique ?
1 Concept utilisé pour la première fois dans ce sens par la FFEPGV (Fédération Française d’Éducation Physique et de Gymnastique Volontaire), en 1993.
2 L’activité physique comme objet de santé publique : fabrique, diffusion et réception des nouvelles normes de santé active / Perrin C, Dumas A.
et Vieille Marchiset G. SociologieS, Dossiers, L’activité physique comme objet de santé publique, 2021. En ligne : http://journals.openedition.org/sociologies/15612
3 Les usages sociaux du corps / Boltanski L. Annales, 26(1) : 205-233, 19713
4 Analyse des relations entre le rapport aux APS et les conceptions de la santé / Perrin C. Revue Staps, Revue internationale des sciences du sport
et de l’éducation physique, 31 : 21-30, 1993. Lifestyle patterns concerning sports and physical activity, and perceptions of health / Perrin C., Ferron C., Gueguen R., Deschamps JP. International Journal of Public Health, 47 : 162-171, 2002.
5 Les techniques du corps / Mauss M. Journal de Psychologie, vol XXXII, n°3-4, 1936.
HORIZON PLURIEL – N°37 – FÉVRIER 2022