Déambulations 2025
Horizon pluriel n°35 /
Nous sommes en 2025. La Loi de Gestion des Lieux Publics (LGLP) est en vigueur. Comme tous les citoyens membres de l’association de défense du droit à déambuler tranquille, je pars à la recherche des espaces encore libres dans ma cité.
Je commence tôt…
8 heures du matin.
Je me dirige vers le métro, dont la grille d’accès est encore fermée. Nous sommes plusieurs à attendre en haut des escaliers. Une nouvelle loi vient d’être promulguée : le métro n’est accessible avant 8 heures qu’aux citoyens en possession de la carte EPL (« Espaces Publics Liberté »). Le précieux sésame n‘est délivré qu’à ceux qui, au cours des 6 derniers mois, n’ont pas été filmés en train de : s’embrasser dans la rue, fumer dans un parc, rêvasser sur un banc plus de 10 minutes… La Loi LGLP comporte 15 articles dont : « Interdictions relatives à la pratique de démonstrations d’affection ou aux comportements néfastes pour la santé dans l’espace public », « Restrictions relatives à l’immobilité dans l’espace public (niveau 1, position assise – niveau 2, position couchée) ».
J’ai été interdite d’accès aux couloirs du métro après avoir été filmée par une caméra de surveillance en train de fouiller dans mon sac à main pour retrouver mon pass. J’ai fini par en vider le contenu sur un de ces nouveaux plots installés sur le quai. Condamnée à la suppression de ma carte EPL pour 3 mois. Motif : « Utilisation inappropriée du mobilier urbain et création d’un obstacle à la fluidité du trafic ».
10 heures.
Je tape un code sur mon téléphone, on m’envoie un mot de passe : « Rutabaga ». C’est le signal. Les activistes de l’association ont débranché tous les systèmes de surveillance. On est tranquille pour une heure. Rendez-vous sur le toit d’un immeuble, et là… des bancs, des transats, des cagettes pleines de la récolte du jour : carottes, fraises, laitues. Un îlot de résistance, un havre de paix ouvert à tous, un Incroyable Jardin. Un espace ouvert sur le ciel où chacun peut venir se reposer (l’association recommande un minimum de 10 minutes), cueillir, papoter, partager. Sur la porte un grand écriteau : « Ici espace public libéré ! » Une petite réunion s’improvise : Nanette, la vieille dame du rez-de-chaussée, s’est vue elle aussi retirer sa carte pour avoir franchi la grille du parc réservé aux personnes à mobilité active. C’est plus court de passer par ce parc pour rentrer chez elle, mais elle marche avec une canne et sa lenteur dérange les joggeurs, cyclistes et autres « trottinetteurs ». Plus de carte pour 6 mois aux motifs d’obstruction aux pratiques favorables à la santé, de non-respect du code de l’organisation des espaces publics et d’irrespect sur agent de gestion des espaces. Plus question pour elle de fréquenter les espaces publics, aux heures de pointe ou de demi-pointe, sous peine d’une forte amende et de la suppression définitive de sa carte EPL.
Création d’espaces jeunesse, intégrés dans la cité, sans risque pour la sécurité publique et la tranquillité des citoyens, intégrant le concept de dedans-dehors, et le principe de : « Tu fais ce que tu veux mais tu restes visible ».
Midi.
J’ai rendez-vous au resto avec deux copines. Le choix de la table sera crucial, car la terrasse est divisée en espaces : « non fumeur/ fumeur » ; « alcohol free/alcohol à flot » ; « espace zen/espace papote » ; « enfant friendly/enfant t’oublies » ; « espace végan/espace steak frites ». Le problème, c’est que Julie fume, moi je me prendrais bien un petit verre de blanc, Caroline débarque avec sa poussette, on sait qu’on va faire un peu de bruit, en plus de fumer Julie est végan et Caroline rêve d’une entrecôte… On choisit l’espace « papote », le seul qui semble convenir. Sauf que la table d’à côté est sans enfant et que bébé Marcel vient de pousser un cri du fond de sa poussette, que le petit vent frais amène la fumée de Julie dans l’espace non-fumeur, et qu’un occupant de la table végan derrière nous vient de taguer le dos du manteau de Caroline à coup de peinture fluo, après avoir aperçu son entrecôte !
14 heures.
Je suis fière de nous. Grâce à notre petit groupe, le restaurateur a compris que s’il continuait comme ça, il risquait de perdre des clients. Surtout que notre arrivée a fait fuir les végans, les fumeurs, les non-fumeurs et les ennemis des enfants ! Il a donc installé un nouvel espace « OMS » : « Ouverture, Mixité et Santé » – après notre brillantissime démonstration sur les principes de promotion de la santé, la création d’environnements favorables, le droit au choix et l’importance de la vie sociale… Imparable !
Je descends le boulevard. Je tombe sur une manifestation de milliers de jeunes. J’avais oublié ! Le mouvement « #jveuxdlespace #faismoidelaplace » a organisé une journée de lutte. Sa revendication : la suppression de l’article 12 de la Loi LGLP relative à la création d’espaces réservés aux jeunes, qui contraint chaque municipalité à mettre en place un cube de verre pouvant accueillir 12 jeunes. Cet article fait suite à une analyse des besoins réalisée auprès des 13-16 ans qui ont déclaré souhaiter disposer d’espaces adaptés au sein des collectivités. Dans une volonté « d’accéder aux besoins de la jeunesse dans le respect de l’ordre public », le gouvernement a organisé un concours d’architecture dont le premier article du cahier des charges stipulait : « Création d’espaces jeunesse, intégrés dans la cité, sans risque pour la sécurité publique et la tranquillité des citoyens, intégrant le concept de dedans-dehors, et le principe de : » Tu fais ce que tu veux mais tu restes visible » ». Suite à l’installation des premiers cubes, le mouvement #jveuxdlespace s’est mobilisé. Ses slogans : « Je ne suis pas transparent », « Jeunesse en bocal, société bancale »…
19 heures.
Mon téléphone bipe. Un nouveau message codé : « Piétons et cotillons » et un itinéraire… qui m’amène au Parc de la Convivialité (rebaptisé après avoir été inauguré sous le nom de Parc de la Tranquillité).
Je trébuche sur un ballon, je bois un verre de jus de fruits servi par le groupe d’ados du quartier, « les horscubes », je croise Julie et le restaurateur en pleine conversation sur un transat bi place, une petite musique arrive du fond du parc. Le groupe « Générations Amies » attaque le bal du soir. Et je retrouve Nanette en pleine explication avec un ado. Elle tente de lui montrer qu’on peut chausser du 44 et ne pas marcher sur les pieds de sa cavalière en dansant. Il pousse un « gnonf » et a l’air un peu sceptique. Mais la jolie Clémentine vient d’arriver : « Gnonf » se redresse et se fend d’un « tu danses ? » Ses baskets taille 44 s’envolent tandis que Nanette bat la mesure avec ses mules à pompons. Elle voit arriver Julien, l’animateur d’« handibal », qui vient la chercher avec un fauteuil roulant. Et voilà Nanette qui tourne au milieu de la piste avec Julien. Le bal s’arrête à 22 heures pour ne pas gêner les voisins. Et le repas du soir sera servi sur place avec les produits du jardin récoltés ce matin. Chacun apporte ce qu’il peut ! Encore un peu de liberté gagnée.